Cette fois, cela a tardé, mais c’est fait. Une des grandes « traditions » de la Vème République est respectée : bien que les deux intéressés, cela va de soi, s’en défendent, il y a du grabuge entre le Président et son Premier ministre. Il aura tout de même fallu trois ans, presque jour pour jour, pour que cela se passe. En tout cas, pour que cela devienne public.
Le 23 avril 2017, premier tour de la présidentielle : celui à qui personne ne croyait six mois plus tôt gagne le droit d’accéder au second tour. Coup de tonnerre. De facto, l’adversaire étant Marine Le Pen, il est acquis dès ce jour-là qu’il sera élu chef de l’Etat.
Trois ans plus tard donc, face aux députés, le 28 avril dernier, Edouard Philippe – à qui Emmanuel Macron avait explicitement demandé, face au virus, de monter en première ligne – présente aux Français le plan national de déconfinement. Mais en les mettant en garde avec une particulière gravité contre tout laisser-aller. Comme s’il aurait aimé, au fond, que le confinement dure un peu plus…
Ce déconfinement doit être géré, insiste-t-il, « prudemment et progressivement » : il ne s’agirait pas que l’épidémie reprenne, donc s’aggrave. Ce jour-là, Edouard Philippe évoque carrément, à défaut, « le risque de l’écroulement » (de l’économie française). Il a pesé ses mots : « Je n’emploie pas ce terme au hasard. On me reproche bien plus le sens de la litote que l’exagération ».
Ecroulement, vraiment ?
Les uns sont ravis, beaucoup décontenancés. Certains se disent « surpris » par ce vocabulaire anxiogène qui, selon les gardiens du temple (institutionnel), relève plus, s’il s’impose, du registre chef de l’Etat.
Quelques-uns – imaginatifs ? – évoquent alors le précédent de François Fillon qui, en 2007, en Corse, avait martelé, martial: « Je suis à la tête d’un Etat en situation de faillite ».
Edouard Philippe n’a pas utilisé, lui, la première personne du singulier, mais Emmanuel Macron –comment dire les choses autrement ? – juge tout de même utile de le recadrer sèchement le 5 mai, à la sortie d’une école, à Poissy : « Je n’aime pas ces grands mots ».
L’échange indirect entre le Président et son Premier ministre frappe d’autant plus que les deux hommes, d’un commun accord, tirant la leçon du quinquennat Hollande, avaient verrouillé depuis trois ans leur communication et, globalement, celle du pouvoir : non aux « petites phrases », non aux bruits de couloirs. Et que les cabinets ministériels, volontiers si bavards, se le tiennent pour dit !
Mais voilà : la crise du coronavirus – imprévue et gravissime – bouscule tout. Le transgressif Macron et le juppéiste Philippe vérifient, dans l’épreuve, ce qu’ils savent : ils appartiennent à deux galaxies politiques bien différentes. L’usure du pouvoir joue, la fatigue aussi. Et l’ébranlement de la société est tel que le chef de l’Etat – sans livrer le fond de sa pensée – se met à réfléchir, à voix haute et sans plus attendre, aux leçons à tirer d’un drame dont personne ne connaît la fin. « Il faudra se réinventer, dit-il. Et moi le premier ».
Edouard Philippe, à distance, entend cela. Et on croit l’entendre murmurer: « Réinventer quoi ? Et avec qui ? » Député macroniste de Paris, Pierre Person met les pieds dans le plat : « Macron doit retrouver une ligne politique qui parle à ses électeurs de centre-gauche de 2017 ». A cet instant, les oreilles du havrais Philippe bourdonnent.
Seule évidence : à l’épreuve de l’épidémie, Edouard Philippe – ce qu’Emmanuel Macron, dans ses calculs, n’avait probablement jamais imaginé, en tout cas à ce point-là – gagne en mai 4 points de « bonnes opinions » dans le baromètre mensuel Ifop-Match, après en avoir déjà gagné 10 le mois précédent. Pas moins étonnant : dans le palmarès global des ténors politiques, il s’installe – qui l’eut cru ? – à la deuxième place. Juste derrière un Nicolas Hulot, pas hors-sondage mais hors-sol.
Certes, dans ce même palmarès, Emmanuel Macron gagne, de son côté, deux points de « bonnes opinions » et, avec un total de 48, le voici en sixième position. Il n’est pas décroché. Il est donc là. Mais que son Premier ministre, aussi solitaire soit-il, se soit, dans l’adversité, façonné à ce point une image rebat les cartes.
Quels scénarios possibles ?
Même si comparaison n’est pas raison, il y a aujourd’hui (au moins) trois scénarios plausibles à des degrés variables, sauf si la table est totalement renversée par une épidémie dont, en vérité, on ne sait rien ou presque. Et qui pourrait, pour le coup, nous faire changer de monde.
Le scénario Giscard-Chirac : celui de la rupture. Edouard Philippe claque la porte, proclame à son tour qu’on ne lui a pas donné les moyens d’agir et entame une longue marche. Pour Chirac, jusqu’à l’Elysée, elle durera 19 ans.
Le scénario Sarkozy-Fillon : celui d’une cohabitation tendue au sommet. L’ancien député de la Sarthe (puis de Paris) dira, quand il quittera le pouvoir tout le mal qu’il pensait du président Sarkozy, et c’est peu dire. Mais quand ce dernier avait songé à le remplacer à Matignon par Jean-Louis Borloo, il a tout fait pour rester. En dressant contre Borloo la majorité des députés UMP.
Le scénario De Gaulle-Pompidou, celui de l’amertume contenue. Quand le Général, craignant d’être débordé, signifiera son congé à Georges Pompidou, l’homme dont il avait fait un politique de premier plan, le Premier ministre sortant gardera pour lui son amertume et aussi ses blessures. Il ne dira rien. Mais, perçu par les anti-gaullistes comme un recours, il s’estimera libre d’agir désormais de façon autonome. Avec – officieusement, puis officiellement – l’Elysée pour horizon.
Alors, quel scénario pour le populaire Philippe ?
Cela dépendra d’abord du jugement d’Emmanuel Macron : le Président estime-t-il que son Premier ministre est capable de « se ré-inventer » ? Mais, à vrai dire, avec le Covid, le destin des deux hommes, en l’état, ne leur appartient plus complètement.